Qui est Enola ? (Reese et Edgar)

Je marche d'un pas rapide, vers le bordel. Il y a une vente aux enchères ce soir. Je me dois d'être préparé. La sécurité est normalement décente, cependant il y a déjà eu, il y a quelques années, quelques incidents que je ne nommerai pas. Quel gâchis tout de même. De l'argent jeté par la fenêtre ! Cela en est aberrant. Grr. Des filles qui n'ont pu être vendues car elles ont préféré mourir. Bon, préféré n'est peut-être pas le bon terme. Elles n'ont pas eu le choix. C'est le prix à payer pour l'insubordination. Elle se nommait Erica et Jenna. La première était blonde, la deuxième brune. L'une au yeux vert, l'autre d'un bleu océan. Je m'en souviens encore, un peu. Leur visage s'estompe, mais la peur que j'ai vu dans leur regard, c'était le même que tous les autres, et comme pour tous les autres, je m'en souviens encore. 

Le bordel n'est plus qu'à quelques rues. Je dois traverser cet angle de rue, traverser et tourner à gauche. Simple. Je ne risque pas d'être interrompu par quelqu'un. 

Quand je vois une femme débouler de mon côté droit, je ne peux que grogner intérieurement. Elle se fout de moi ? Quoi ? C'est juste pour me casser les pieds ? Elle a sûrement dû ne pas s'y attendre, elle a foncé littéralement sur moi. Je n'ai rien senti, si ce n'est de la frustration qu'elle m'est barrée le chemin tandis que je me dirigerai vers mon travail digne et honnête. Je me marre intérieurement, j'adore dire ça. Parce que je sais que c'est faux et tellement ridicule ! Une idée saugrenue ! 

La femme, lors de l'impact semble tomber en arrière. Je la rattrape avec ma main gauche, cela pourrait paraître étrange étant donné qu'elle était à ma droite. Je me dois de préserver ma main dominante pour l'instant. Ce dont je ne m'y attendais pas, c'était que mon Index soulève par inadvertance son gant et que je la vois. 

Cette marque. Cette brûlure. Cette cicatrice. 

Cette Luna. 

Je suis surpris. Non, plus que cela. Médusé. Enola ? Qu'est-ce~ ? Qu'est-ce qu'elle fait là, ici ? 

Cette cicatrice qu'elle détient d'une chandelle, je me souviens ne jamais avoir voulu la toucher... Je comprends mieux pourquoi, elle incendie, consume ma main autour de son poignet, comme brûler je la lâche brusquement. La laissant au dépourvue, ce qui devait arriver, arriva. Elle tomba en arrière sans mon soutien. 

Hé merde. C'est pas tout à fait ce que j'imaginais comme première rencontre. Pour être honnête, je ne pensais plus jamais la revoir. Cela aurait été mieux, sans doute... Il y a toujours une possibilité, que je me taise, que je ne dise rien et...

-Enola ? 

Hé merde.

C'est à peine si j'ai réagi quand elle est tombée durement sur le sol, le bon côté c'est que la boue a amorti sa chute. Elle peut s'estimer heureuse. Je ne l'aide pas non plus pour se relever. Ce n'est pas dans mes habitudes d'aider sans rien attendre en retour. Et pour être franc, je ne l'ai pas remarquée. Enfin si, je la vois à mes pieds. Mais ce n'est pas cette inconnue que je regarde, c'est ce qu'elle pourrait représenter pour moi. 

Enola. 

Elle est vivante. 

Elle est là, debout, devant moi. Enfin à terre. Pourquoi porte-t-elle cet accoutrement grotesque ? Je l'avais confié à un Duc pourtant. 

Je fonce des sourcils de désapprobation quand elle me dit que je me suis trompé de personne. Ho, tiens, elle s'est relevé. Depuis quand ? Enfin je m'en fous. 

Je grogne de frustrations, fille stupide. Je secoue la tête calmement. 

-Plus maintenant. 

Je soupire, frustré, moi qui voulais me taire... Bah merde hein ! 

-Il y a 24 ans, Enola, c'était toi. 
Il n'y a aucune hésitation dans ma voix, mon regard est dur, comme toujours, mais je suis honnête. C'est assez rare pour le souligner. 24 ans. Cela devrait être son âge, elle devrait réagir au fait que je le connais. 

Son regard se pose sur ma main, je deviens crispé, je serre les dents puis répond, les mâchoires collées, un direct et froid. 
-Non.

Instinctivement, je place ma main gauche pour cacher l'autre, l'enroulant autour de son poignet. Elle ne doit pas voir ma brûlure, même si cela permettrait de lui prouver notre lien. Le problème est que si je fais ça, je devrais lui dire pourquoi nous avons une marque de brûlure presque au même endroit... Elle ne verra pas, à cause de mon bandage. Elle ne doit pas voir. 

Il n'y a que la vérité qui blesse.

Fille stupide. Je n'ai dit que deux mots et même pas foutue de les comprendre ! Me moquant intérieurement de sa question, j'enchaîne pour donner plus de précisions puisqu'elle ne semble pas comprendre ce que veut dire "Plus maintenant". Elle ne fait décidément aucun effort.

Ses yeux s'écarquillent d'étonnement, ou de stupeur ? On va dire d'étonnement puisque je ne sais pas ce que signifie le terme "stupeur". Idiot de l'utiliser ? Rho ça va, on l'a déjà tous fait. Sa surprise est-elle qu'elle vacille, je ne fais toujours rien pour l'aider, non pas que je ne voulais pas mais je n'ai pas eu le temps. C'est... Ma petite soeur. Je n'ai besoin de rien pour faire quelque chose, pour la protéger. Mon regard se fait plus nostalgique, je n'ai qu'un seul souvenir de ma sœur. Elle n'était encore qu'un bébé, pleurant et gémissant et maintenant... Et maintenant, elle a 24 ans. J'ai raté toute sa vie. Et oui, je voulais presque rater sa mort aussi. Cela aurait rendu mes souvenirs moins... Vrais. Moins... Douloureux.

Je souris, il n'y a pas de doute, elle me ressemble bien sur ce point.

-Je suis ton frère.
Dis-je sans doute. Je fronce des sourcils, je crois que j'ai manqué de tact. Mais elle m'a demandé qui j'étais, j'ai supposé que c'était qui j'étais pour elle. Et pis si ce n'était pas ça, fallait préciser. Dans cette situation, cela aurait pu être mal interprété.

Elle nie tout en bloc. Je n'ai pas envie de me justifier, je n'ai pas besoin de le faire.
-Crois ce que tu veux.
Fis-je avec un haussement des épaules nonchalant.
Je ne gagne rien à le lui dire ça après tout.

-D'accord.
Elle part. J'ai l'impression de l'abandonner une deuxième fois. Je suis content. C'est mieux. C'est la meilleure chose que je puisse lui offrir, la seule chose qu'un frère raté comme puisse lui donner. La laisser dans l'ignorance, la préserver de la vérité qui ne ferait qu'ébranler sa vie comme elle a ébranlé la mienne... Elle, au moins, elle a la force de me tourner le dos. Moi, j'en suis incapable. Mes pieds sont rigides et ne veulent pas bouger. Je suis comme paralysé, bien que je ne montre rien. Puis elle me regarde, et... Rho putain. Mais quelle emmerdeuse. Pour une fois que j'avais réussi à lui dire au-revoir ! Bon, elle ne m'a toujours pas entendu et elle ne s'en souviendra pas puisque je ne lui ai pas parlé mais... J'avais réussi à lui dire adieu. Le seul fait de la contempler une dernière fois, me rend fier de ce qu'elle est devenue, et confiant envers le choix que j'ai pris envers elle. Le choix que je lui ai enlevé à sa naissance mais non, mademoiselle décide de se retourner ! Elle se retourne, la conne ! Alors que la conclusion, bien qu'inconnue à ses oreilles était belle ! Non, mais qu'est-ce qu'elle fout ? Pars, allez, oust. Et non, elle me parle, intriguée par mes paroles, sans doute.

Je fronce des sourcils, durcissant encore plus mon visage. C'est vrai, même ses parents ne connaissent pas la vérité. Je suis peut-être le seul. Le nom de ses parents, comment était-ce ? Cela fait si longtemps. Mais je me souviens me l'être répété plusieurs fois, tel un mantra. Allez, stupide mémoire, dis-moi leur nom.

Lennox ! Le Duc de Lennox et sa femme, la Duchesse de Lennox. C'était à eux que j'ai confié Enola. Je leur ai dit qu'ils pouvaient changer son prénom... La signification du prénom que je lui ai donné était trop triste, et elle avait le droit de vivre sans porter ce fardeau. Moi, en l'occurrence.

-Du feu, Lennox.
Dis-je comme si c'était une évidence.

Je sais qu'elle serait partie si je lui avais répondu juste que ces deux petites mots ridicules, comme si elle ne s'en doutait pas un peu, mais le fait d'ajouter son nom de famille devrait au moins la faire rester, assez pour qu'elle me demande comment est-ce que je le connais...

Je vois bien qu'elle ne me croit pas. Pourtant je sais ce que je dis. Je suis peut-être un piètre frère, mais j'en suis un qui sais tout de même reconnaître sa petite sœur. Je sais que je ne me trompe pas.

Je n'ai jamais cru en Dieu (et si jamais il existe, je lui dirai d'aller se faire foutre). Je ne crois pas une quelconque religion. Je ne crois pas à la beauté de l'humanité, beurk, rien de plus écoeurant. Je ne crois qu'en moi, comme cela a toujours été depuis mes huit ans.

Mais maintenant, je crois... Je pense que je crois que cette dénommée Lennox est ma sœur. Non, j'en suis sûr. Si je dois avoir foi en quelque chose, c'est en cette vérité. C'est en elle. Bien que je ne lui avouerai jamais ! Faut pas déconner non plus.

-Oui.
Elle a vraiment un problème à répéter mes paroles. Je ne savais pas que ma sœur était un perroquet. Ha, le perroquet m'assaille de questions. Une n'a pas suffit ?! Grrr. Je devrais partir, avant d'en dire trop. Je devrais... Mais je ne peux pas. Je n'y arrive pas. J'écoute juste ses interrogations, je fronce des sourcils, pour pouvoir réfléchir à comment y répondre. Elle a intérêt à se souvenir de ce qu'elle m'a demandé, parce que je suis pas du genre à le lui remémorer !

Et puis ce regard... J'ai l'impression d'être son pilier en ce moment. Elle se reprend vite, c'est mieux, elle ne devrait pas se fier à moi. Et dire qu'elle ne sait pas que je l'ai été, son repère, un moment donné. Et pour dire vrai, elle l'a été autant pour moi que je ne l'ai été pour Enola à sa naissance.

-Edgar.
Je me nomme Edgar Denver. Mais elle n'a pas besoin de connaître mon nom de famille. Je serai facilement retrouvé si elle le savait, mais ce sera notre première et dernière rencontre en 24 ans.

Pourquoi elle me touche le bras ? Elle m'attaque ? Elle veut me blesser ? C'est un piège ! Elle m'empoisonne ! Quelqu'un savait pour Lennox et a utiliser cette faiblesse pour me tuer.

Elle retire sa main aussi vite qu'elle n'a été posé. Je soupire de soulagement. Je suis un peu à cran. Ce n'est pas de la paranoïa. Je n'ai aucune raison de l'être, ce n'est pas comme si des dizaines de dizaines de personnes essayaient de me tuer. Ha si. Si si. Bon bah je peux l'être alors.

-Ecosse.

La dernière question, je ne sais comment le dire. Comment lui exprimer simplement. Non pas qu'elle soit stupide, bien que j'ai dit le contraire deux fois, je ne le pensais pas. Enfin si mais plus maintenant.

-Tu n'étais qu'un bébé. Moi non.
Un bébé. J'ai du mal à réaliser qu'elle a 24 ans. Je viens de prendre un coup de vieux ! J'ai quel âge alors ? J'ai huit ans en plus donc... Hum... 24 + 8, rhaaaa. 24 + 6 + 2, donc 30 + 2, cela fait trente-d~ Trente-deux ! J'ai trente deux ans. J'avais oublié mon âge. Ce n'est pas comme si je fêtais souvent mon anniversaire. J'ai arrêté de compter depuis le jour de sa naissance...

Elle n'était qu'un bébé, avec tout cela impliquait. Facilité de la faire passer pour sienne, pour un couple. Plus mignon -c'est vrai qu'elle était mignonne Enola-, plus maléable, sans souvenir. C'est une page blanche. J'étais déjà entaché de noir, de lignes qui ont écrit mon histoire, et elles ne semblaient pas plaire aux parents potentiels. Je suis sûr qu'elle comprendra ça, elle n'est pas stupide.

Que s'est-il passé ?

Bonne question. Je ne sais même pas comment je pourrais répondre à cela. Je ne sais même pas moi-même ce qui est réellement arrivé. C'est vague. Et a chaque fois que j'essaie de me souvenir d'un détail, parfois insignifiant -comme par exemple, la tenue que je portais à ce moment-là-, cela me fait mal à la tête. A croire que mon subconscient me supplie de ne pas m'en rappeler. Mais c'est trop tard.

Je sais.

Et bordel, ça fait mal.

Je soupire donc à cette question qui n'a pas vraiment de réponses. Juste des faits. Des faits que je ne peux pas prouver. Le mensonge ne se lit pas toujours sur les lèvres car dans mes yeux, je souhaite qu'elle puisse y déceler la vérité. Celle que je porte depuis si longtemps, sans jamais pouvoir révéler ce fardeau.

Ce secret familial.

Et là, devant moi, se tient ma soeur. Ce secret est aussi le sien... Mais pourrais-je lui donner pareil préjudice ? Que voudrait-elle ?

Savoir.

Et quand elle saura, est-ce qu'elle m'en voudra de le lui avoir dit ?

Je m'apprête à répondre un "Rien" mais, n'ayant même pas le temps d'ouvrir la bouche, elle me dit qu'elle doit partir.

C'est un Adieu alors ? D'accord. Cela me va.

Je regarde sa silhouette partir et au fond de moi, je ne veux pas qu'elle s'en aille. Je ne veux pas perdre ma soeur une deuxième fois. C'est trop douloureux. Cela crée un vide béant dans sa poitrine. Vide que je ne savais même pas présent.

-Demain, même heure, au bar "Ye Auld Redraw".
Dis-je d'une voix portante mais ce n'est ni une obligation, ni une demande. C'est juste un fait, "Demain, j'irai à cet endroit. Si tu veux en savoir plus, je serai là".

Est-ce que la curiosité viendra-t-elle à bout de sa prudence ?