La berceuse des Canards | Rufus & Theodora

22 Mars 1816 Il est des habitudes qui ne sauraient être bousculées, quand bien même l’agenda d’une journée pouvait être chargé. Chaque samedi, dans la matinée, la jeune demoiselle Sheffield avait choisi de prendre un peu de temps en solitaire, loin de l’agitation de la maisonnée Somerset. Hesther savait que cet instant était chose qui lui était nécessaire pour conserver les pieds sur terre, elle qui n’avait rien de comparable à la superbe de la fille du Duc, si ce n’était des traits délicats et des manières travaillées. Mais la jeune bourgeoise devait également se rappeler quelle pouvait être sa condition, loin de ses maîtres et employeurs. S’étant glissée dans sa robe d’un rouge sanguin, elle avait quitté la demeure du Duc de Beaufort, interpellant un fiacre pour mieux rejoindre Hyde Park, elle en descendit, son petit sac en tissu serré contre sa poitrine. Comme chaque rituel, il était prévisible, il avait ses habitudes. Le chemin que la demoiselle aux cheveux d’ébène empruntait était le même à chaque fois qu’elle réalisait cette promenade.

Accédant à la serpentine, elle attendit un instant, vérifiant par-dessus son épaule l’absence de curieux, avant de se mettre à chantonner quelques notes de sa voix travaillée. La faune locale avait su s’en accommoder. Mieux encore, elle avait su apprendre à connaître et à reconnaître la jeune femme. Aussi, dès lors qu’elle avait entamé son phrasé, elle entendit quelques sons familiers et, rapidement, les canards se regroupèrent non loin d’elle. Souriant, ouvrant son petit sac de tissu, elle y plongea la main pour en ressortir une poignée de morceaux de pain séchés qu’elle se mit à jeter à ses camarades du moment.

Les habitudes avaient du bon. Mais elles pouvaient également être fatales. Ne criait-on pas dans les rues qu’un tueur rôdait ? Que personne ne semblait désormais plus en sécurité ? N’était-ce pas folie que de se rendre seule en ces lieux pour une jeune femme de sa carrure ? A quoi songeait-elle ? Ces pensées demeuraient ancrées dans son esprit alors qu’elle poursuivait les lignes mélodiques de son chant tout en nourrissant les canards qui s’attroupaient devant elle. Et soudain, le spectacle prit fin, le craquement d’une brindille la faisant sursauter, la poussant à se retourner avec hâte, le cœur battant avec force.

22 Mars 1816 On racontait tant de choses sur ce tueur, sur les proies qu’il laissait sans vie derrière lui que l’esprit de la demoiselle, au craquement de cette brindille, n’eut que trop bien connecté les éléments entre eux pour penser qu’elle était en danger. Sa voix s’était tue instantanément, alors que son corps effectuait un volte-face rapide dans un tourbillon de tissus, son jupon suivant le mouvement de la cape qu’elle portait pour ne pas prendre froid. Le cœur battant, elle avait laissé son regard apeuré dévisager les alentours… Avant de trouver coupable à cette frayeur.

Un homme était là, accompagné… D’un gigantesque monstre. Enfin, ce fut ce qu’elle pensa de prime abord, réalisant après coup qu’il ne s’agissait que d’un chien à la taille des plus conséquentes. Réalisant malgré elle un pas en arrière, pataugeant de ses souliers sur la rive de la mare, elle porta une main à son cœur, comme pour espérer le rattraper en plein vol. De même, il lui semblait que ses poumons s’étaient gonflés d’air, prête à hurler. Alors elle soupira longuement, tremblante comme une feuille tandis que l’homme d’un certain âge la salua, tout simplement d’un hochement de tête. Venant se placer à ses côtés, il sembla observer les canards qui, un tantinet effrayés par l’imposant molosse, s’était momentanément éloignés sans réellement quitter les lieux, trop intéressés par la nourriture que leur servait la jeune femme… Et visiblement celle qui les attendait, en prime, dans une petite sacoche que détenait son nouveau voisin de mare. Le chien, lui, s’était couché entre eux deux à la demande de son maître, come attendant simplement que l’instant ne se passe.

Quelle idiote ! Avait-elle vraiment pensé qu’on allait l’égorger, là, maintenant ? L’angoisse quittant son être, elle assuma sa bêtise en pouffant, d’abord silencieusement, avant qu’un gloussement ne lui échappe. Se rappelant bien assez tôt la présence de l’homme à ses côtés, elle tâcha de reprendre s sérieux avant d’oser tourner son regard clair vers lui. « Je… Je vous prie de bien vouloir me pardonner… J’ai un instant songé que vous pourriez être ce tueur dont tout le monde part et qui sillonne les rues de Londres. » Et pour la jeune femme sans défense qu’elle était, c’était bien tout naturel que de s’inquiéter, non ? Replaçant une mèche de cheveux sombres derrière son oreille afin de masquer sa gêne, elle toussota légèrement, espérant voir les canards revenir pour mieux reprendre son affaire.

22 Mars 1816 Elle aurait pu se taire. Elle devait sembler sotte à pouffer ainsi, sans raison apparente, sans qu’il n’ait la moindre explication. Mais Theodora avait été élevée selon les convenances, depuis l’âge de onze ans, garantie de travailler auprès de la noble famille ducale des Somerset. Leur nom était une extension du sien, finalement, bien qu’il ne pût être officiellement apposé comme tel. Si elle fautait, elle entachait la famille bienveillante qui l’employait. Et c’était, vraisemblablement, ce qu’elle venait de faire, bien malgré elle.

S’il avait laissé échapper un rire, de prime abord, elle finit par comprendre qu’il était bien sarcastique. Les mots qu’il prononça après cela lui firent largement comprendre son erreur et les yeux clairs de la demoiselle s’étaient relevés vers lui un instant avant de mieux regarder le sol, comme une enfant que l’on sermonnait après avoir commis une faute. L’homme se disait trop vieux pour être ce tueur qui faisait marmonner toute la capitale. Les crimes abjects de ce monstre remplissaient les unes, faisaient les gros titres et était source de bien des ragots dans les salons. Quand bien même elle essaierait de les ignorer, Theodora ne pouvait passer au travers les mailles d’un filet si grand et c’était tout naturellement que, surprise en pleine promenade matinale, elle avait songé à ce sujet plus que d’actualité. Alors oui, l’homme était surement trop vieux pour se permettre de serrer sa poigne de fer autour du cou de ses victimes. Mais n’était-ce pas en sous-estimant cette créature des ombres qu’ils risquaient de ne pas la saisir en plein vol ? « Avec tout mon respect, mylord… J’ai bien peur que l’âge ne soit guère un critère suffisant pour vous écarter de la liste des suspects… D’autant plus que vous me semblez tout à fait capable de tenir sur vos deux jambes. » Nom de Dieu, mais quelle mouche l’avait piquée ? Voilà qu’elle se montrait plus que cavalière dans ses manières…