« Lord Finch. Votre épouse vient de mettre au monde votre septième enfant. C’est une fille, mylord. » Le soulagement s’était lu sur les traits pourtant fermés du comte de Nottingham. Une fille. Enfin. Quand la tendance de ses pairs se mourrait dans l’espoir de voir naître un fils, lui avait prié le seigneur pour qu’on lui accorde, enfin, une fille. Un trésor précieux qu’il serait ravi de chérir, une poupée merveilleuse qu’il pourrait offrir en mariage avec qui de droit pour mieux créer une alliance avec une autre maison noble de la pairie Britannique, sans avoir à disloquer plus encore l’héritage des Finch. Edgar Finch avait doucement ri, applaudissant seul dans cette pièce éclairée par une simple cheminée. Oui, il se félicitait, se complimentait de cette réussite. Après six garçons, son épouse méritait bien la parure de topazes qu’il avait fait acheter pour elle.
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Plissant le regard, mordillant sa lèvre inférieure, la demoiselle s’appliquait dans son ouvrage. L’un des plus complexes, d’après sa préceptrice. Rares étaient les jeunes filles aussi méticuleuses que Diana Finch. Elle pouvait véritablement passer des heures à broder, concentrée en tout point sur son but, sur la perfection et l’équilibre des points qu’elle serrait sur sa toile. A peine âgée de douze ans, elle avait su acquérir la dextérité des meilleures ouvrières, ses longs doigts qu’elle avait appris à agiter sur le pianoforte lui étant d’une grande aide dans ce genre de tâche accordée aux demoiselles de son rang.
Achevant son dernier point, observant le résultat de ce blason, plus détaillé que le précédent, sur un mouchoir, elle eut un sourire satisfait et suffisant. Adressant un regard à sa professeure, elle lui tendit l’objet en attendant qu’elle ne cherche la moindre petite erreur. Mais le perfectionnisme de la blondinette était trop grand pour qu’elle ne puisse en trouver, elle le savait. C’est alors que ses frères firent leur entrée, chahutant comme à leur habitude, s’adressant quelques mots qui fit gronder la préceptrice de la jeune enfant.
« Jeunes gens ! Les oreilles délicates de votre sœur ne sauraient écouter de tels propos grossiers. » Souriant en voyant ses frères se faire ainsi gronder, elle se retint de rire quand, la femme leur ayant tourné le dos, ils réalisèrent quelques grimaces, la langue bien pendue.
« Nous ne faisions que passer. Nous souhaitons trouver la clé de la dépendance dans laquelle est rangé le jeu de croquet. Souhaites-tu te joindre à nous, Oli ? » « Votre sœur a des préoccupations bien plus importantes que de tels jeux, jeune homme… » La petite blonde fit la moue, plissant le regard vers sa préceptrice pour mieux marquer son désaccord. Alors, se hissant sur ses petites jambes, elle fit front commun avec ses aînés.
« Il me plairait, au contraire, de pouvoir me distraire en compagnie de mes frères, d’autant plus que mon ouvrage est achevé. Choisissez donc le motif du prochain, durant ce temps. » Et sans ajouter autre chose, un frère lui attrapant la main pour l’entraîner dans leur course, ce fut en riant qu’elle atteint le grand parc de la demeure familiale. Ainsi était l’entente fraternelle, au beau fixe. Tous se serraient les coudes en tout temps, tous venaient s’épauler en cas de pépin. Et cela ne saurait changer autrement que par la mort.
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Diana avait grandit. Demoiselle d'un charme certain et au sourire qui se voulait malicieux, elle avait fait son entrée dans le monde à l'âge de dix-huit ans. Sa première saison fut couronnée de succès, les prétendants se bousculant à la porte de la demeure des Finch. Diana savait comme son père prenait plaisir à renvoyer certains de ces hommes chez eux et ne souhaitait guère gâcher son plaisir, trouvant le sien en faisant de sa langue un fouet capable de venir agresser l'ego de ces gentlemen. Certains déclarèrent forfait quand peu s'attachèrent à l'idée qu'elle pourrait céder un jour à leurs charmes. Il ne fallut pas moins de trois saisons et un prétendant tenace pour que la demoiselle n'accepte l'idée de se marier.
Les fiançailles à peine prononcées, le mariage semblait se présenter sous les meilleurs augures. Un fils cadet, certes, mais de Marquis. Un titre qu'elle saurait porter si le destin le lui remettait un jour, d'une manière ou d'une autre. Mais le destin, parfois, s'amuse à de bien mauvais tours.
Le chemin escarpé menant à la demeure de son fiancé avait eu raison de la voiture portant les armoiries de la famille Finch. Attendue seule, dans un premier temps, pour rencontrer sa belle famille, elle s'était réjouie de profiter de l'espace à elle seule. Mais la roue avait glissée, les sangles avaient lâché, épargnant les chevaux qui avaient su donner l'alerte en arrivant à vive allure à destination. Et la voiture avait glissé dans un vallon, le cocher se faisant violemment désarçonner de son siège, la boîte réalisant plusieurs tonneaux. Quant à Diana...
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La douleur était là, omniprésente. Elle avait le sentiment que son corps avait été happé par les vagues, encore et encore, avalé et recraché par une mer déchaînée. Gémissant péniblement, elle sentit sur elle le poids des draps de soie, réalisant qu’elle ne se trouvait nullement sur un quelconque sol de pierre mais bien sur un matelas douillet, son confort étant diminué par les peines de son corps. Et pourtant, ouvrant les yeux dans la nuit, elle tenta de se redresser.
« Miss Finch ! Restez couchée, ne vous relevez pas. » Grimaçant, elle se laissa aller dans le lit à nouveau alors qu’elle entendait la porte de sa chambre s’ouvrir et sa femme de chambre avertir quelqu’un du réveil de la demoiselle. A cet instant, la noirceur ne sembla pas être ce qui vint la frapper. Refermant les paupières, portant une main à son front pour venir le masser, sa tête lui provoquant des douleurs par vagues, elle finit par percevoir une autre voix.
« Diana ! Oh que le Seigneur soit loué. » N’eut-elle que le temps d’ouvrir les paupière dans l’obscurité qu’elle sentit les mains de son frère aîné se refermer sur la sienne avant que ses lèvres ne viennent en embrasser le dos.
« Nous avions tellement craint de devoir te perdre… Oh, Diana, nous ne nous en serions nullement remis. » Cillant un instant, ce fut quand les gestes précis de l’aîné vinrent trouver sa joue, la caressant avec douceur qu’elle comprit que quelque chose était anormal.
« Louis… Pourrais-tu allumer une chandelle, je ne veux pas rester dans le noir. » Une phrase des plus banales. Mais une phrase qui marquait le reste de son existence. Elle sentit son frère hésiter à ses côtés, comme marqué par l’incompréhension de sa demande.
« Diana, c’est… Nous sommes en plein cœur de l’après-midi… » Instinctivement, les doigts de la demoiselle se resserrèrent sur ceux de son frère et il sentit sa crainte. Et les mots, finalement, vinrent annoncer l’horreur.
« Je… Je ne vois rien. Louis, il fait si noir… » Il comprit avant elle et au moment même où père et mère faisaient leur entrée avec un soulagement certain, Louis réclamait la venue d’un médecin. Et alors que la joie se mêlait à l’incompréhension, il fallut rapidement faire face à la grande désillusion de l’instant : Le choc que Diana avait reçu à l’arrière de la tête dans l’incident avait entraîné des conséquences qui pourraient être irréversibles.
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Il avait fallu tout réapprendre. A se déplacer sans trébucher, à se laisser guider en confiance par d’autres, à se repérer dans le temps et l’espace alors que la nuit demeurait son quotidien. Manger, même, était une épreuve. La distinction et les manières de la demoiselle avaient laissé place à des solutions moins nobles, autorisée dans le cadre familial à laisser ses doigts se promener dans son assiette quand elle se devait de batailler avec des couverts inlassablement vides lors de réceptions plus officielles. Elle percevait les silences gênés, les regards qui se posaient sur elle et si elle faisait mine de s’en accommoder, il n’était pas rare qu’elle s’enferme dans sa chambre, jetant ce que ses doigts parvenaient à attraper contre le sol ou les murs, pleurant des heures durant, inconsolable.
Ses fiançailles furent rompues. S’il était d’usage que ce genre de principe se fasse à la demande de la demoiselle, ce fut pourtant lui qui était venu la voir en l’invitant à le laisser, soulignant ce handicap qui était désormais le sien et qu’il semblait ne pas vouloir porter avec elle. Les frères de la demoiselle cherchèrent à demander réparation pour le manquement fait à l’honneur de leur dernière sœur, mais cette dernière avait insisté pour que nul ne soit blessé. Alignant les mots face à l’homme qui avait dit l’aimer, elle lui avait alors fait remarquer la puissance du parfum féminin qu’il portait, si semblable à celui d’une autre demoiselle et elle avait alors affirmé publiquement qu’elle préférait finir seule que de devoir endurer un homme qui la pensait réellement incapable de voir ses vices. Et ce fut, pour Diana, le début d’une remontée certaine.
Les choses du quotidien se faisaient plus aisément. Le monde semblait s’apprivoiser à elle et elle le contrôlait un peu mieux. Elle avait même pris goût à danser à nouveau, lors de bals, dans les bras de ses frères car souvent incapable de se laisser aller en pleine confiance dans ceux d’autres gens. Diana se sentait finalement plus libre bien qu’étrangement plus isolée. Si l’espoir de voir à nouveau avait longtemps été un moyen pour elle d’avancer, la résignation avait su prendre le dessus et la demoiselle avait su aiguiser ses autres sens. Par ses mains, elle devenait capable de voir, dessinant mentalement le contour des choses qu’elle avait connu dans son esprit. Son odorat avait su s’aiguiser et ce fut avec la stupeur générale qu’elle fut capable de décomposer l’ensemble d’un bouquet, faisant étalage de son nez si précis. Le goût des aliments semblait plus fort, plus intense en bouche, la poussant à goûter bon nombre de choses qu’elle se refusait auparavant. Enfin, les sons devenaient une manière pour elle de prendre des repères. Les voix tintaient avec des subtilités certaines, les pas des uns et des autres avaient tous une identité associée. Diana ne craignait plus le monde maintenant qu’elle avait su apprivoiser le sien.
Résignée à devenir vieille fille, en dépit de sa beauté, elle fut surprise d’apprendre que le jeune Jonathan Sutton, propriétaire d’un comptoir de thé et d’un salon portant son nom, avait fait demande auprès de son père pour l’épouser. Elle ne l’aimait pas. Il ne l’aimait que pour cette amitié profonde qu’ils avaient su forger depuis plusieurs années. Mais il lui promettait une condition maritale qui lui simplifierait la vie, ainsi que la possibilité de quitter les obligations du monde, en raison de son statut de Bourgeois. Peu enclin à accepter cette idée, le père de la blonde avait émis quelques réserves. Mais le dernier mot lui revenait et c’est ainsi qu’elle épousa l’homme. Si on espérait d’eux un mariage fécond, jamais il ne fut question de rapport physique entre eux. Pour autant Diana tolérait les aventures de son époux tant qu’il demeurait discret, n’entachant pas son nom. Dans l’obscurité, elle avait souhaité intégrer l’affaire qui était désormais celle de son patronyme. Goûtant gâteaux et préparations, elle fut celle qui eut la merveilleuse idée d’ajouter quelques ingrédients inattendus dans les recettes, rendant les pâtisseries de la maison Sutton incontournable. Sa notoriété en tant que Finch lui avait permis d’attirer à elle une population plus noble et c’est ainsi que la Salon de Thés Sutton devint un incontournable de Londres.
Les années passèrent, Diana s’était faite à cette routine simple. Et pourtant, parfois, ses sens développés pouvaient être utilisés à d’autres occasions. La création d’un parfum, le choix d’étoffes pour une tapisserie, d’un cheval de course au martèlement de ses sabots… Tant de qualités qui faisaient d’elle une jeune femme étonnante au don particulier, demandée par les Nobles autant que par ceux d’une condition moindre. Le cœur sur la main, Diana avait appris à ouvrir son logis à ceux qui en avaient besoin, principalement aux enfants qu’elle n’aurait jamais. Créant pour eux des pâtisseries, elle prenait plaisir à cuisiner en leur compagnie. Puis, la nouvelle était tombée. Jonathan était porté disparu. Était-ce le navire marchant sur lequel il voguait qui avait sombré ? Avait-il été retenu par quelques indigènes en Inde ? En Chine ? Si le négoce du thé est un filon en or, il n’en était pas moins dangereux. Un an après les faits, les institutions ont choisi de déclarer l’homme mort, le testament faisant de la demoiselle son héritière, à la surprise des familles Finch-Sutton. Conservant le nom de son ami, la demoiselle devait désormais gérer une barque qu’elle maîtrisait difficilement, entre deux mondes qui tentaient de se l’arracher. Mais la demoiselle savait également qu'elle pouvait compter sur ses frères, quand bien même deux n'étaient plus, tombés à la guerre.