« Je crains qu’il ne faille vous préparer au pire… » Je l’entends. Cette voix amère derrière le battant de bois qui ferme ma chambre, déclenchant les pleures désespérées de ma mère. Je ne la vois pas, non, mais je l’imagine aisément s’effondrer dans les bras d'Anna et d’Adelina.
Ne pleure pas, mère… Mon esprit tente de rester là, présent, conscient, alors que la fièvre manque à nouveau de m’envelopper dans des délires incontrôlables. Ma tête semblait si chaude que j’avais ce sentiment étrange qu’elle était en train de fondre, comme on fait chauffer l’or et l’argent pour mieux les forger en de nouveaux bijoux. Peut-être n’en porterais-je jamais plus ? La pensée fugace de cette mort imminente qui avait été confirmée par l’homme de sciences m’effrayait un peu plus à chaque seconde.
Est-ce cela, la fin ? Une pléthore de souffrances, une douce agonie ? La toux secoua à nouveau ma carcasse affaiblie, ne faisant que secouer davantage ma tête et mon esprit.
Je vais mourir. Douce certitude qui prend place lentement dans mon être. On dit que les mourants voient leur vie défiler devant leurs yeux. C’est vrai.
Je suis tout d’abord née dans une famille que l’on pouvait juger parfaite. Première fille, honorant le choix du Roi à mes parents aimants, je fus choyée et aimée dès mes premiers instants. Et pourtant, bien assez tôt, je compris quel poids pesait sur les épaules des aînés, quels choix nous pouvions avoir dans cette vie et ceux que nous n’aurons pas. Anna naquit sans même que je ne le réalise, notre écart d’âge ne me permettant pas d’avoir de tels souvenirs. Mais celle de mes adelphes suivant furent des moments de joie, de partage, de bonheur familial.
S’il y eut une chose que je compris, rapidement, ce fut de quelle manière me comporter en société. Les règles étaient simples et ne nécessitaient pas d’être répétées, contrairement aux méthodes employées avec ma cadette. Pourquoi diable fallait-il qu’elle joue à des jeux si dangereux, manquant de se blesser véritablement à de multiples reprises ? Mes seules véritables cascades se firent à cheval, monture fidèle et loyale que je ne tardais pas à chérir. Père m’avait fait le plaisir de m’offrir un poney pour mon sixième anniversaire, à la robe noire, au poil hirsute. La frêle enfant que j’étais, pourtant, n’avait nullement eu peur de l’animal et plus d’une fois, on me retrouva au petit matin dans les écuries, endormie dans le foin, protégée par cette bête qui avait su gagner toute mon affection. Si ce n’était nullement des pratiques à répéter en raison de mon rang, il devint évident que mon existence se ferait sur quatre sabots plutôt que sur mes deux jambes.
Grandissant, mes intérêts se diversifièrent pour mieux maîtriser les différentes pratiques qu’une dame se doit de connaître. Mes doigts longilignes firent de moi une brodeuse avérée quand ma délicate voix fut travaillée pour contenter nos invités de quelques chants lors de visites. J’avais la chance d’être belle, bourgeon délicat qui s’ouvrait peu à peu, impatient de dévoiler au monde la couleur de ses pétales. Je trouvais du réconfort dans la pratique de la Harpe, la douceur de ses sonorités apaisant même mon âme quand Anna cherchait à me provoquer. Je demeurais dans le contrôle, je devais sembler aussi parfaite que mes parents avaient souhaité que je le sois. Bon nombre de convives passant par notre demeure ne tarissaient d’éloges à mon égard et, je l’avais compris autant que mes géniteurs, mes chances d’obtenir un parti plus qu’honorable qui saurait relever la condition de notre maison devenaient plus grande à chaque jour qui passait. Cela devint un objectif, un but fixé pour mieux rendre fiers ceux qui avaient tant donné à mon éducation, pour mieux permettre à mes cadets de prétendre, à leur tour, à des noces grandioses.
Mais le bonheur était tel une médaille, portant un revers bien moins plaisant. La mort de notre père fut douloureuse pour toute notre famille, véritable coup de massue duquel il nous semblait impossible de nous relever. Pourtant, nous le fîmes, ensemble, soudés, soutenant notre frère dans sa nouvelle prise de position, dans ce statut de Comte qui faisait de lui notre nouveau décideur, l’homme qui saurait ce qu’il y avait de mieux pour nous dans ce monde. Arthur pouvait compter sur moi, comme il l’avait toujours fait.
Les étés à Londres prenaient une saveur différente, l’âge faisant. Je savais qu’un jour, je serais présentée à mon tour à la Cour, signant mes débuts dans ce grand monde et m’assurant la possibilité d’avoir la visite de prétendants qui chercheraient à me courtiser. De ces voyages à la Capitale, cependant, certaines choses changèrent. Mon aîné avait des responsabilités qui le retenaient plus que nous ne nous rendions à la Capitale, appréciant la campagne. Il nous comptait, chaque automne, les grands faits impactant le Monde dans lequel nous évoluions, ainsi que les conquêtes qui étaient les siennes, homme cherchant parti pour prendre épouse... Jusqu’à ce que vienne mon heure.
Le printemps 1814 fut celui de mes débuts. Dans ma robe immaculée, je m’étais avancée devant tout ce beau monde pour mieux faire une révérence devant Sa Majesté le Roi. Ma beauté et ma réputation me permirent de jouir de bon nombre de demandes, de toutes les attentions et ce fut avec l’aval de mon aîné que je choisis quelques chanceux en droit de me courtiser pour de bon. Pique-nique au parc, concert d'opéra, dîners officiels ou encore promenades à cheval, tous les moyens furent employés pour nous offrir l'opportunité de conversations, toujours en public. Mais il y eut une chose que personne n'eut l'opportunité de voir venir : Cette terrible maladie. Le Typhus avait fait des ravages en Europe. Si j'avais su que l'un de mes prétendants rentrait justement d'un tel voyage, peut-être aurais-je su garder mes distances.
Il en était mort le premier, brisant tout espoir de mariage, me plongeant dans un deuil qui se devrait d'être court, encouragée par ma mère à me remettre en selle pour mieux obtenir des faveurs qui me laissaient de marbre. Puis, la fièvre avait frappée, brutalement. Après un examen intensif, on trouva une tique logée dans le pli de mon genou, cause de la transmission de cette plaie qui ne laissait que très peu de chance de survie à son hôte. Et ainsi, j'avais plongé dans la douleur et la peine, sentant la vie me quitter seconde après seconde, incapable de me nourrir, de m'hydrater, la bouche sèche, les lèvres fendues par l'air sec qui tentait de passer dans ma gorge.
Je vais mourir. Tout me ramenait à cet instant, à ce présent sordide que je me devais d'accepter. Aussi, fermant les paupières, j'invoquais Dieu et sa clémence, lui demandait humblement pardon pour mes péchés, pour cette vie futile que j'avais pu mener, l'implorant de m'épargner. Et je sombrai finalement dans la fièvre et la peine.
***
Pourquoi avait-elle survécu ? Observant la cavalcade libératrice de son hongre, accoudée à la barrière de son vert pâturage, elle ne pouvait cesser de s'interroger.
Un miracle. Oui, elle le voyait ainsi, également, enfant sauvée par une force supérieure, délivrée de ses maux par le Seigneur lui-même. La nouvelle avait secoué Londres et, si sa saison avait été belle et bien finie et ce, sans la moindre promesse de fiançailles, des fleurs étaient venues décorer la demeure familiale, souhaitant un prompt rétablissement à celle qui ne fut pas pierre précieuse mais bien phénix durant l'été. Il avait fallu attendre que son état soit assuré pour quitter Londres, pour s'offrir le plaisir de respirer l'air pur de la campagne du Suffolk et profiter de ce gigantesque parc dont elle connaissait le moindre recoin. Leur mère, afin de mieux marquer son déni quant à la mort qui s’était faite si proche, ne parlait plus que des débuts d’Anna, sa cadette, et c'était mieux ainsi, la pression sur ses épaules se faisant moins dure à porter, partagée de la sorte, bien que demeurant de sa responsabilité. Il lui faudrait recommencer. Il lui faudrait revenir. Il lui fallait renaître pour mieux se faire remarquer.
Ce fut dans cette optique qu’elle s’était de nouveau rendue à Londres, le printemps suivant. Désireuse de reconstruire l’empire courtisan qui avait été le sien, elle fut effrayée de remarquer à quel point on pouvait être connu un instant, oublié le suivant. Sa jeune sœur, Anna, remporta tous les suffrages quand Amelia sembla devoir se contenter de son ombre. Si Arthur sut rassurer sa douce sœur, il ne put retenir le conflit menaçant qui prenait racine entre les deux demoiselles. La jalousie d’Amelia face à la vanité d’Anna. Devait-elle tant se pavaner, y compris sous leur toit, faisant maintes allusions à cette aînée qu’elle surpassait ? A vingt-et-un ans, Amelia sentait déjà sur elle tomber le voile de celles qui ne trouveraient époux et demeureraient auprès de leurs parents afin de les veiller jusqu’à leur sombre mort. Et cette pensée lui était insupportable, elle qui avait si longtemps œuvré pour se montrer si parfaite en société…
Il lui fallut un hasard. Avant même le lancement de la Saison et de ses mondanités, d’une visite à Vauxhall, elle échangea autour d’un portrait avec un jeune homme fort mystérieux. Un jeune homme qui avait un savoir artistique au moins aussi aiguisé que celui que défendaient les Gilderstone. Bienfaiteurs d’Art, Amelia avait reçu son enseignement concernant la peinture, le théâtre et la musique de la part de son frère. Sans même connaître son identité, elle s’élança dans une discussion passionnée en sa compagnie avant de devoir y mettre un terme, la société ne lui permettant pas de s’entretenir d’une telle manière avec un jeune homme. Quelle ne fut pas sa surprise, dès lors, quand il se présenta au bal des débutantes, lui révélant enfin son nom, et son titre.
Friedrich von Hohenzollern, Prince de Prusse. Bouche bée, elle avait pourtant accepter une danse en sa compagnie, puis un quadrille croisé à pouvoir lui offrir son regard. Si elle se sentit trompée et dupée, elle n’en fut que plus enchantée, réalisant le conte de fée qui semblait se jouer pour elle. Quelques jours plus tard, il s’en revint vers elle, à Hercley House, pour mieux lui faire part de sa volonté de la courtiser, au grand étonnement de tous. Evidemment, tout cela ne fit que ranimer les flammes entre les deux sœurs, Anna se sentant soudainement lésée de n’être courtisée par des Ducs. Amelia, elle, découvrit les promenades en noble compagnie, forcément observée par le reste e la société. L’apothéose vint quand, pour son anniversaire, le Prince lui fit porter le fameux portrait longuement observé à Vauxhall. Ultime signe de son attachement, du plaisir qu’il avait eu à converser aussi librement avec elle car elle ignorait tout de son titre.
Et, finalement, alors que les choses semblaient s’installer au mieux et que sa mère la voyait d’ores et déjà princesse, tout s’arrêta. Sans explication aucune, Friedrich disparut des divers bals, des sorties. Pas une lettre, pas un mot. Si la douce jeune fille avait mis cela sur des préoccupations certainement fortement riches ailleurs, elle finit par réaliser le manque qu’elle éprouvait, la tristesse de ne pas le voir à ses côtés. Au grand plaisir d’Anna. Cette dernière semblait avoir fait son choix, parmi ses soupirants, et risquait fortement d’annoncer des fiançailles à tout moment. Et que valait une aînée, quand sa cadette se fiançait avant elle ? Rien. Elle était perdue. A son grand soulagement, les mondanités prirent fin avec l’été et si elle n’eut aucune nouvelle de son Prince, Anna minaudait sans cesse sur le manque d’engagement de son propre soupirant. Arthur eut alors volonté d’organiser une chasse dans le Comté, invitant les Nobles alentours à y participer. Et une nouvelle surprise se présenta au Suffolk.
William Manners. Si l’identité de l’homme ne lui fut pas inconnue, elle fut plus que surprise de voir venir le frère cadet d’un de ses anciens soupirants se présenter à elle, avec une lettre. Une lettre d’amour, une déclaration posthume. George l’aimait, George avait mille regrets. Mais George n’avait su survivre pour les lui exprimer en personne, délivrant une lettre par le biais de son cadet, nouvellement duc de Rutland. Dès lors, l’homme exprima la volonté d’honorer les pensées de son frère pour mieux tâcher d’évaluer si Amelia était, tel qu’il le disait, digne de devenir Duchesse de Rutland, en l’épousant. Eprise de son Prince bien que sans nouvelle de lui, elle laissa alors l’homme entamer sa cour, découvrant sa sympathie, ces blessures qui les liaient plus qu’elle ne l’imaginait… A bien des égards, Amelia fut plus que reconnaissante de sa présence répétée au Suffolk, cette partie de chasse devenant un prétexte pour converser au détour des jardins. De sa part, elle obtint un petit chat de bois, taillé sur les champs de bataille par-delà les mers, souvenir trônant sur la coiffeuse de la demoiselle.
Elle n’oubliait pas Friedrich. Elle espérait chaque jour obtenir de ses nouvelles et toute la famille semblait l’imiter. Pour autant, un duc était un parti qui n’était nullement négligeable. Et l’homme, derrière le titre, était une compagnie des plus agréables.