Tu es Enola.

Assis sur une chaise du comptoir je bois un verre d'alcool, de la bière pour être précis. Je ne suis pas un grand buveur, malgré l'impression que je laisse. J'aime garder ma lucidité. Perdre le contrôle, c'est... Inenvisageable. Pour autant, en ce jour, c'est différent... Tellement différent. J'attends quelqu'un. Je ne sais même pas si j'ai envie que cette personne vienne... Je suis arrivé en avance. Je suis dos tourné à la porte, quand la porte s'ouvre, je ne regarde pas si c'est En~ Reese. Je m'attends à ce qu'elle ne vienne pas, qu'importe. Je m'en fiche. Qu'est-ce que ça peut me foutre hein ? Si elle vient pas, bah tant pis, que dire de plus ? Si elle ne vient pas... Il n'y aura de toute façon plus rien à dire. Plus jamais. Mais si je m'en moque vraiment, pourquoi être venu ? Pourquoi lui avoir donné rendez-vous ici ? Hein ? Qu'est-ce qui m'a traversé l'esprit ? J'ai déconné, putain ! C'est aussi simple que ça. Et je sais que je pourrais partir pour régler ce problème. La bonne blague ! Je ne le ferai pas, hein ? Ouais, c'est ça. Je ne le ferai pas.

Je soupire. J'aime pas parler. Trop en dire n'est jamais une bonne chose. J'attends donc patiemment en sirotant ma bière. Putain ! Qu'est-ce qu'il a, ce barman ? A me dévisager ainsi. Rho ça va, j'ai provoqué seulement trois bagarres en... Bon, en quatre passages dans ce bar. Cette fois, c'bon, je reste assis bien sagement. Je veux pas causer de problème. Ce serait vraiment con, être dégagé d'ici et quelques minutes, En~ Reese arrive ! Tss, je vais pas faire de vague cette fois. Mais ce sera la première et la dernière fois !

Bordel, qu'est-ce que je ferai pas pour Enola...

Tu es Enola

◦ With Edgar Denver ◦

Dans ma chambre, je tourne en rond comme un lion en cage. Je n'ai presque pas dormi de la nuit, je suis épuisée. je n'arrivais pas à me sortir la rencontre de la veille de la tête.
Que faire ? Aller à ce rendez-vous ? Ne pas y aller ?
Cet homme pourrait mentir... Mais dans quel but ? Son histoire, du moins le peu qu'il en a dit semble cohérent. Cependant, peut-on être incohérent en ne disant presque rien ?
Je soupire. L'heure approche...

Je me prends la tête entre les mains, indécise, anxieuse. Si ça se trouve il ne sera même pas là. Et dans le cas où il serait présent... Cela n'engage en rien. Rien ne m'oblige à le croire, après tout ! Je n'ai qu'à l'écouter et juger seulement après si ces dires sont pertinents ou non.
Une chose me rassure, c'est que le bar, je le connais. Plus encore celui qui y travaille. S'il se passe quelque chose, mon ami pourra intervenir, je suppose.
J'espère tout de même ne pas avoir à en arriver là. Dans tous les cas, je recherche des réponses. Et il est hors de question que je passe à côté de l'occasion d'en avoir. Très bien. Je vais y aller.

J'ai fait le plus vite possible et c'est une chance que je n'arrive pas trop tard. Je prends une grande inspiration pour me donner du courage avant d'entrer. J'ai l'impression d'être l'héroïne d'un de mes romans et cette fois, cela ne me fait pas rêver.
Je passe la porte et le repère presque aussitôt. Edgar... Il est assis au comptoir. Je me dirige vers lui et m'assoie brusquement, laissant tomber mes bonnes manières.

- Une bière s'il te plait. Je lance à Earnest puis je plante mon regard dans celui de mon supposé frère. Faites que je ne sois pas venue pour rien.

Ma voix malgré moi sonne comme un ordre.

La cloche retentit. Je n’ose espérer que cela soit elle. Elle. Elle… Ma soeur. C’est étrange, non ? Elle a toujours été ma sœur. Mais je sais qu’elle ne me considérera pas comme son frère. Malgré cela, je reste. Peut-être pour être reconnu ? Aux yeux des autres, j’en ai rien à foutre. Cependant dans le reflet des pupilles d’En~ de Reese, j’aurai aimé contempler, non pas le fils héritier d’un marquis, un lord, ou que sais-je, mais un frère. C’est inconcevable, je le sais bien. Alors…

Soyons réalistes. Exigeons l’impossible.

Parce que les rêves, c’est tout ce qu’il me reste. J’ai un empire entre mes mains, je devrais être satisfait, c’est certain. Le problème avec le pouvoir, c’est que dès que tu en as en ta possession, tu en veux toujours plus. Malgré cela, je n’en veux pas. Je veux un pouvoir, évidemment. Mais différemment. Et non, je ne vais pas déblatérer sur le “pouvoir” ridicule grotesque et stupide de l’amour. C’est à gerber ce truc. Je parle d’une famille. C’est un pouvoir que je ne pourrais récupérer, puisque j’en ai été délaissé jusqu’à l’abandonner à mon tour.

Je veux tout de même m’y accrocher.

Parce que ce passé, il me poursuit. Toujours. Dans une phrase dite, dans une parole citée, dans un geste, un sourire, un cri. Dans tout. Chaque petite chose me rappelle mon passé, celui que j’ai été contraint de quitter pour sa survie. A elle.

Cette dernière s'assit brusquement à mes côtés. Me faisant quitter mes pensées. C’est sûrement pour le mieux. Oui. Le mieux. J’arrête enfin de penser à ce fragment de mon passé, oui, maintenant, je peux lui parler.

-Dis-moi si ton poignet va mieux.
Je l’ai serrée un peu fort la vieille, j’espère ne pas lui avoir fait de bleu.
C’est tout ce que je lui réponds pour l’instant. Je suis surpris qu’elle soit venue.

Quand le barman vient déposer la bière commander, je vois dans son regard qu’il nous observe et sans doute, nous écoute. Le barman se nomme Earnest, et elle le sait. Ils se connaissent donc. Je me disais aussi qu’elle ne viendrait pas sans police d’assurance. Méfiante. Elle me ressemble bien. Pour ma part, j’ai hésité à venir avec quelques hommes, mais ce serait ouvrir les hostilités, et puis, que pourrait faire une frêle jeune femme face à moi ?

Elle m’a demandé, ou plutôt ordonné, c’est de famille apparemment, de faire en sorte qu’elle ne soit pas venue pour rien. C’est bien beau mais…

-Tu es venue. Pourquoi ?

Tu es Enola

◦ With Edgar Denver ◦

Je l’observe en silence. Il a toujours l’air aussi loquace. Mais quelque chose a changé il me semble. Ou alors ne l’ai-je pas vu la veille. Autre possibilité, je vois que ce que je voudrais voir… Dans tous les cas, j’ai l’impression qu’il est plus vulnérable.
Une chose est sûre, il ne s’attendait pas à ce que je vienne.

« Dis-moi si ton poignet va mieux. »

Pas une question. Un ordre. Se soucie-t-il vraiment de mon poignet où m’a-t-il « demandé » pour éviter le sujet, retarder le moment ? Pour se donner bonne conscience, peut-être ? J’ai du mal à le cerner. Il me semble le comprendre et la seconde d’après, tout s’écroule. Bien entendu le peu que je l’ai déjà côtoyé ne suffit pas pour le connaître mais j’ai l’étrange sentiment que même en le connaissant mieux cette impression ne va pas se dissiper. L’idée qu’il puisse être mon frère me déconcerte quelque peu. Pour ne pas dire totalement.
Mais frère ou pas, je ne veux pas me montrer vulnérable devant un homme. Je lui réponds, malgré moi sur la défensive.

- Mon poignet va très bien. Je ne suis pas une petite chose fragile qui va se casser au moindre coup de vent.

Je me considère comme une femme forte et j’en éprouve tout de même quelque fierté. Encore plus depuis que j’ai commencé les leçons de combat avec mon professeur particulier dont je sens le regard peser sur nous. Connaît-il Edgar ? Cela m’agace d’être comme surveillée mais une partie de moi s’en trouve tout de même soulagée. Il est d’ailleurs possible que si la rencontre avait été organisée dans un autre lieu, j’aurais été plus réticente à me présenter face à cet inconnu.
Ma curiosité me pousse souvent à prendre des risques, mais je n’en reste pas moins prudente en faisant preuve de méfiance.

Je tremble intérieurement, tendue mais je me montre sûre de moi. Je garde la tête haute et ne détourne pas le regard. Ma voix, elle ne me trahit pas et j’en suis plutôt satisfaite.
Jusqu’à présent, je l’ai vouvoyé. Lui, me tutoie. Je décide donc de faire de même. J’ai vraiment l’impression qu’il me « connaît » alors que moi, je ne sais absolument rien de lui.

- Je suis venue parce que TU m’as donné rendez-vous. Je baisse ma voix d’un ton plus grave. Et aussi parce que je veux des réponses. Tu peux penser que je suis stupide ou naïve, peut-être même désespérée, je n’en ai rien à faire. Mais je ne peux me faire un avis que si je n'écoute pas ce qu’on a à me dire. Tu pensais que je ne viendrais pas. Pourquoi ? Je demande sur le même ton que lui.

En attendant sa réponse, je plante mon regard dans le sien. Je ne partirai pas tant qu’il ne m’aura pas révélé ce qu’il sait. Je bois une longue gorgée de bière. La meilleure, jusqu’à présent qui m’ait été donné de goûter.
J’ai une pensée amusée pour ma famille qui risquerait bien de faire une syncope en me voyant ici, buvant de la bière, dans les vêtements qui ne sont pas de mon rang, avec un homme qui n’a pas l’air commode. J’abandonne mes manières de fille de Duc, l’idée même de me tenir droite et m’appuie contre le dossier de ma chaise, bras croisé sur ma poitrine et bière toujours dans une main.
Va-t-il répondre à mes questions ou va-t-il répondre à côté ?

- D’où me vient la cicatrice au poignet ?

J’essaye de ne poser qu’une question à la fois, mais je peine à me contenir. J’essaye de me détendre le plus possible. Déjà le fait que je ne porte pas de corset aujourd’hui m’aide beaucoup. Je sens par la même occasion que l’entraînement que me prodigue Earnest porte ses fruits. J’ai moins de douleur au dos, mes muscles me portent beaucoup plus et ce, sans l’aide du corset. Il y a beaucoup d’effets auxquels je ne m’attendais pas.
Je dors mieux. J’ai un meilleur équilibre. Plus d’énergie. Un meilleur souffle… Et les changements ne sont pas que physiques. J’ai également plus confiance en moi, me sentant plus forte et plus sûre de moi. Mon anxiété est moindre.
Earnest ne m’a pas fait de cadeau. Mais grâce à lui je suis plus forte que je ne l’ai jamais été.
Grâce à cela, je ne flanche pas aujourd’hui devant Edgar, mon supposé frère.

Malgré tout, je me sens vide face à tout cela, les conséquences que cela pourrait avoir sur ma vie. Il y a bien trop à penser. Cela a quelque chose d’un peu effrayant. Après tout, c’est toute la vision du monde dans lequel j’ai grandi qui s’en trouver changée… quelque part au fond de moi, j’ai toujours su que j’étais à part dans ma famille. Que ce soit par le choix des mots, les gestes envers moi, ou tout simplement des regards, j’ai toujours su que j’étais différente. Je n’ai seulement jamais compris pourquoi. Mais si j’ai été adoptée, beaucoup de choses pourraient s’expliquer… Je me demande si je vais vraiment être déracinée, finalement, et perdre mes repères puisque je n’ai en réalité, jamais eu d’attache profonde avec mes proches. Une famille qui ne l’a jamais été… Puis-je encore faire confiance à mes parents de m’avoir caché cela ? Sont-il encore mes parents ? … L’ont-ils été un jour ?
M’ont-ils aimée ? Ou ne suis-je qu’une monnaie d’échange pour conserver leur amitié avec le roi et la reine de Prusse ? Du moins plus que si j’avais été leur fille ? M’ont-il adoptée pour cette raison ?
Tout un tas de pensées semblables tournent en boucle dans mon esprit. Je me sens loin de ces émotions qui en découlent. Et pourtant, je sens qu’elles sont bien là. Elles sont là mais je n’y ai pas accès, je ne les ressens pas.

Mon regarde se perd dans le vide et je bois une autre gorgée de bière. La sensation du liquide froid et qui pourtant réchauffe dans la gorge me ramène un peu plus dans le présent. Face à cet homme qui va changer toute ma vie en me disant enfin « qui » je suis. S’il ne l’a pas déjà fait en m’appelant Enola.

Elle est sur la défensive. Aurais-je dit un truc qui l'a offensé ? Bon, certes, le poignet, c'est à cause de moi si elle a eu mal. Trouve-t-elle cela déplacé ? Possible. Mais c'est justement parce que je l'ai blessé que je demande. Décidément, elle a une mentalité étrange. Elle semble aussi fière que ne l'est son frère !

-D'accord.

D'accord, mais cela ne m'empêchera de demander autant de fois qu'il me plaira si elle a encore mal ou non. Petite chose fragile ou non. Elle ne serait pas vexée parce que je lui ai ordonné ça quand même ? Ce serait... Bizarre de s'offusquer pour si peu. Les femmes, j'vous jure !

Ou alors, l'explication serait qu'elle est de mauvaise humeur parce qu'elle a accepté de venir, pour cause, sa curiosité. Cette pensée fit naître un sourire sur mes lèvres. Ce défaut la tuera. En tout cas, le barman me regarde de manière plus hostile depuis que je suis là. Il la connaît ? Qu'importe. C'est étrange de me dire que je ne sais plus rien d'elle. L'image qu'il me reste... N'est plus qu'un bébé. Ce n'est plus ce qu'elle est, elle est devenue une femme, et je n'ai même pas pu assister à cette transformation, je n'ai pu la voir grandir...

-Je n'ai rien fait de cela.

Moi ? Lui avoir donné rendez-vous ? C'est faux.

-J'ai dit un lieu et une adresse. Tu as conclu à un rendez-vous.
C'est tout. A quel moment je l'ai prié de venir ? Jamais. Elle fait beaucoup de conclusion hative. Alors certes, je joue sur les mots, mais elle s'est trompée. Je voulais qu'elle vienne, c'est vrai, mais à aucun moment je ne lui ai donné un rendez-vous dans ce sens du terme.

Elle veut des réponses ? Bien. Mais à quoi ? Pourquoi en veut-elle ? Sa vie ne l'a satisfait pas ? Ou le poids de son passé est-il trop lourd pour ses épaules ? -Je vais éviter de dire frêles épaules, elle risquerait de le prendre encore plus mal qu'avant !-.

-Stupide et naïve, oui. Désespérée, à voir.
Bah quoi ? Autant dire ce qui est. Venir

Je pensais vraiment qu'elle ne viendrait pas, mais la réponse est évidente. Je sens son regard sur moi, brûlant, pas effrayant, juste très insistant. Avec affront, j'en fait de même et lui répond avec un ton évident, bien que froid. Comme toujours.

-Parce que ce serait stupide et naïf de faire ça. Mais vu que tu l'es...

C'est logique voyons. Rencontrer un inconnu qui a juste donné un lieu et une adresse, un inconnu qui prétend être son frère... C'est complètement con d'aller le confronter, seule qui plus est. Quoique le barman est peut-être de mèche. Même avec un allié, c'est ridicule de s'y rendre. Heureusement, le lieu était un lieu public, sinon je ne dis pas cher de sa peau !

Je détourne le regard pour le poser sur ma bière, voyant l'eau bouger quand je le porte à mes lèvres. A la limite de la provoquer alors que je viens juste de l'insulter. Après, dans un sens, la vérité est insultante.

Mon regard se fait plus dur quand elle parle de cette cicatrice... Je serre mon poing droit, j'ai mal. Terriblement mal, mais aucune grimace de douleur ne vient s’immiscer sur mon visage. D'une certaine manière, je veux avoir mal. Pour ne pas avoir pu empêcher cette cicatrice, ce mal venir la ronger. Le feu. Et pour être franc, je ne sais quoi lui répondre. Le chandelier, le père, moi ? Qui est le fautif ? Je ne saurai le dire avec certitude.

-C'est ma faute...

D'une certaine manière, c'est vrai. Et je dis cela avant tout pour ne pas devoir parler de lui. De ce père. Cet homme qui a voulu sa mort. Il ne mérite pas le nom d'homme, d'humain. Tuer sa fille pour être née fille. Quel ironie quand lui-même n'était pas un homme.

Je la sens agitée, je sais qu'elle a tant à dire, là où pour ma part, je préfère me taire. Je ne peux lui priver de la vérité. Mais j'ai tellement envie de la préserver de cela. De ce fardeau que j'ai porté depuis si longtemps. Puis-je vraiment lui infliger cette vérité ? Cette dernière n'est rien en comparaison du fait qu'elle soit stupide et naïve ! Et étant donné que je ne suis pas du genre à tourner autour du pot, ça risque d'être encore plus violent... Donc il faut lui cacher la vérité, parce que cela, ce n'est pas mentir.